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L’opticien de la Lunette Vintage

Vous aimeriez porter les mêmes « Persol » que Steve Mac Queen dans leur version originale, une paire des toutes premières Ray-Ban qui équipaient l’armée américaine, retrouver le modèle mythique qu’arborait votre grand-mère dans les années 1970 ? Qu’à cela ne tienne ! Charles Mosa, opticien et collectionneur de lunettes vintage a passé une grande partie de sa vie à chiner des stocks endormis et nous fait voyager à travers 150 ans d’histoire de la lunette. Il reçoit EYESEEMAG dans une de ses boutiques, à Paris.

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Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux lunettes vintage ?

Charles Mosa : Le fait de m’intéresser aux lunettes vintage a été progressif dans ma carrière d’opticien. J’ai commencé par des boutiques d’optique où je vendais des modèles classiques, puis ceux des premiers créateurs de la génération d’Alain Mikli.
Vers 2005, j’ai constaté que même les créateurs revenaient finalement beaucoup vers des inspirations de lunettes anciennes. J’avais une petite collection personnelle de lunettes que j’ai alors présentée dans une vitrine de la boutique. Je me suis rapidement rendu compte de l’engouement des clients alors que ces lunettes n’étaient même pas en vente. Ayant également été représentant à un moment de ma carrière, j’avais quelques contacts de fabricants dans le Jura et en Italie. Je me suis adressé à eux pour savoir s’ils avaient des stocks de lunettes et en poussant les portes, j’ai, petit à petit, retrouvé des stocks endormis parfois depuis plus d’un siècle. Pendant plusieurs années, je me suis donc consacré à constituer un stock avec pour but, à terme, de créer des boutiques uniquement consacrées à ces modèles d’antan. Ce sont toutes des lunettes originales anciennes neuves, pas des rééditions.

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Est-ce difficile de travailler sur des montures qui datent de plusieurs années ?

Avec certains modèles, certaines matières, il peut y avoir quelques difficultés mais nous avons un atelier dédié à ce travail. En effet, une lunette vintage qui dort, même parfaitement bien stocké, depuis 40 ans a pu se déformer. Il faut alors parfois faire un rhabillage, souvent changer les verres pour la mettre aux normes actuelles. Bien entendu on ne touchera pas à des verres d’exception comme les verres Bausch & Lomb qui équipaient les premières Ray-Ban « Aviator » utilisées par l’armée américaine ou d’autres marques mythiques.

Pour ce qui est de monter des verres neufs adaptés à sa vue sur une lunette ancienne, le concept est quasiment le même que sur des montures neuves actuelles. La difficulté tient dans la manipulation du matériel. En effet, des matières comme l’acétate sont d’une qualité différente dans les lunettes vintage par rapport aux fabrications d’aujourd’hui. Actuellement, la demande du marché est telle que souvent, l’acétate est fabriqué à flux tendu. On ne laisse pas le temps aux solvants de s’évaporer avant de l’usiner. L’acétate d’aujourd’hui va donc continuer à travailler, un peu comme un bois frais, ce qui n’est pas idéal d’un point de vue qualitatif. Bien sûr, les matériaux anciens ont perdu leur acétone depuis longtemps, d’une part parce qu’à l’époque on livrait des acétates qui avaient eu le temps de sécher et d’autre part, parce que ce sont des stocks qui dorment depuis plusieurs années. Au toucher et à manipuler cet acétate se rapproche par ses qualités des matières naturelles (corne, écaille, galalithe ou bois) car il est libéré de ses solvants chimiques et se compose essentiellement de la cellulose issue du bois et du coton. Lorsque l’on manipule des modèles aussi anciens, on les travaille avec respect, on évite toutes les tensions dans les montures. Les lunettes en acétate ainsi rééquipées se déformeront finalement beaucoup moins que des modèles actuels.

Côté verres, on a fait tellement de progrès techniques que l’on peut adapter des verres de vue sur pratiquement tous les types de lunettes. Il y a assez peu de contraintes, comme celle d’éviter par exemple les lunettes « oversize » typiques des années 1970, quand on a une très forte myopie. Bien entendu, si la vue change, on peut rééquiper ses lunettes préférées avec de nouveaux verres, plusieurs fois de suite, au fur et à mesure des années. D’ailleurs à l’époque, on n’achetait pas ses lunettes uniquement pour 1 ou 2 ans. On en consommait moins, on y faisait attention et on les gardait longtemps. Les qualités des lunettes, comme la qualité de l’acétate évoquée en exemple ci-dessus, étaient supérieures. A priori, tout bon opticien, avec quelques précautions, peut changer les verres d’une lunette vintage, excepté peut-être pour quelques modèles très anciens, comme certains pince-nez et face à main, qui tiennent un peu plus de l’horlogerie.

L’histoire des modèles anciens de l’armée américaine

« Bien qu’il soit le plus connu, Ray-ban n’était pas le seul fabricant de lunettes à équiper l’armée américaine avec son modèle mythique, « Aviator », aujourd’hui largement réédité, voire copié. Les « Aviator » originales n’étaient d’ailleurs pas tout à fait identiques à celles que nous connaissons aujourd’hui. Pour commencer, les verres des modèles originaux étaient des verres d’exception, fabriqué par Bausch & Lomb ou American Optical. Ils étaient plus épais que les verres actuels car ils devaient répondre à des normes militaires en termes de choc, protections solaires et de passage du visible. Ces verres restent d’ailleurs, encore aujourd’hui, des verres très « haut de gamme ».  Tous les fournisseurs de lunettes de l’armée américaine étaient finalement parvenus à un type de forme de lunettes très similaires qui protégeaient non seulement du soleil mais aussi de l’air à très haute altitude, avec un design enveloppant, une barre anti-sueur pour empêcher que des gouttes ne coulent dans les yeux et des branches qui tournaient autour des oreilles pour éviter que les lunettes ne glissent. En outre, la forme des verres des « Aviator » n’étaient pas aussi triangulaires que les formes d’après guerre que l’on connait aujourd’hui car le diamètre maximal des verres minéraux produits à l’époque limitaient à des formes plus arrondies, très belles par ailleurs. »

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Combien de paires de lunettes vintage avez-vous chinées ?

Depuis que j’ai commencé à monter le stock, je pense que l’on en est à environ 100 000 lunettes chinées. Aujourd’hui on en a vendu beaucoup et on continue évidemment de chiner. Ce qui est amusant, c’est que les tendances des lunettes anciennes bougent assez vite. Des lunettes qui ne me semblent pas si anciennes et auxquelles je ne prêtais pas vraiment attention il y a quelques années, comme les Fred, les Cartier des années 1990, ou encore les Jean-Paul Gaultier qui étaient fabriquées au Japon, ont aujourd’hui acquis leurs lettres de noblesse dans le vintage. Elles ont déjà plus de 20 ans et connaissent un gros succès auprès de nos clients.

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© Clairvue

Lunettes Persol pliables vintage

© Persol

lunettes de creation francaises vintage de 1960

© Creation FR 1960

Quelles sont les lunettes que vous préférez chiner ?

J’ai mis longtemps à trouver ma première Persol pliante le modèle identique à celui porté par Steve Mac Queen, la « vraie » 714 des années 1960. C’est une lunette très connue du grand public, car elle a été rééditée, mais elle est difficile à trouver dans sa version originale. La version des années 1960 est d’ailleurs légèrement différente de la réédition, dans sa forme et également techniquement dans la façon dont elle s’articule.

La lunette de chez Oliver Peoples portée par Brad Pitt dans le film « Fight Club » est également très rare. Je ne l’ai trouvée qu’une seule fois et un américain m’a immédiatement appelé pour l’acheter. Ce qui est amusant c’est que ce modèle a été sorti pendant une année sans rencontrer de succès avant d’être utilisé par Brad Pitt et Oliver People n’a peut-être pas anticipé un éventuel engouement commercial puisque la marque ne l’a pas ressorti après le film.

Il y a aussi des modèles anonymes mais exceptionnels comme les lunettes en métal des années 1930, dont certaines présentent un magnifique travail de guillochage*. C’est quasiment de l’orfèvrerie.

J’aime aussi certaines marques oubliées comme Amor, une marque française que portait nos parents et qui était d’une très belle qualité et avait du style. C’est pour moi l’évocation des Trente Glorieuses, d’une France un peu plus insouciante qu’aujourd’hui.

Je m’intéresse également aux anciennes lunettes de travail et aux lunettes techniques, comme celles des soudeurs, des alpinistes. En ce moment on a une lunette de conduite, vendue avec son livret de l’époque, qui s’appelle « La Clairvue ». Elle était pensée pour conduire de nuit, avec deux parties sur chaque verre : une partie en haut qui évitait d’être ébloui, et en bas une zone qui permettait d’augmenter la vision de nuit.

Certains modèles sont si rares que l’on a même du mal à s’en séparer et les mettre en vente. Il arrive évidemment souvent que l’on rentre des lots importants de lunettes, dans toutes les tailles, ce qui permet de proposer une gamme de modèles et de prix très divers, à partir de 80€. Le choix de forme et de style que nous proposons est énorme car on voyage à travers 150 ans d’histoire de la lunette. On a des modèles très anciens, même des pince-nez pour les amateurs. Aujourd’hui les porteurs de lunettes trouvent dans le vintage la possibilité de personnaliser leur look avec des modèles uniques et parfaitement adaptés à leur demande.

Quels sont les modèles les plus anciens que vous ayez ?

Les modèles les plus anciens de nos collections datent du début du 19ème siècle. Ce sont des lunettes assez brutes qui étaient en argent. Il y a également des modèles plus sophistiqués, sûrement fabriqués plutôt par des horlogers, parfois étonnants, comme des bagues qui contenaient des verres que l’on pouvait déplier. À l’époque, seules les personnes avec un certain niveau de vie pouvaient s’offrir des lunettes. Le port des lunettes s’est vulgarisé à la fin du 19ème siècle, grâce notamment aux fabricants du Jura à Morez. Il s’agissait de lunettes simples, vendus sur les marchés, avec des formes standards rondes, que l’on voit d’ailleurs souvent sur les vieilles gravures.

*Guillochage : ornements de traits gravés en creux et entrelacés.

Écrit par Sarah Heck